Le regard plongé dans ses notes, Micah n’avait pas relevé les yeux, une fois que son café était arrivé. Il l’avait laissé se refroidir – tout comme les pensées qu’il avait eu, en passant par la porte d’entrée. Des pensées troubles, agitées – se tournant inexorablement vers une inconnue, vers une femme tendue, vers des patients malades. Il finit par desserrer le col de sa chemise, prenant une longue inspiration, avant de porter le verre à ses lèvres.

Il y avait de l’agitation ce soir-là. Des sourires, des conversations pleines de vie. Et Dieu sait que Micah avait envie de s’y mêler, et de faire disparaître du champ de son univers mental les multiples souvenirs qui le hantaient. Mais il ne pouvait pas. Il ne pourrait jamais. Responsable homme, élevé comme tel. Une torture délicate : celle de faire face à des batailles sans issues, car il ne peut en être autrement. Soupirant, il rejeta la tête en arrière sur le fauteuil, observant se mouvoir les lumières délicates du pub. Des lampes tamisées avaient remplacés le lustre hivernal – et il se rendit compte, pour la première fois, que Tweed Heads et ses habitudes avaient de quoi le rassurer. Revenir à la maison. Retrouver l’éclairage sobre et la musique qui le poussaient à rentrer chez lui le cœur léger.

Il n’avait pas à se mentir. Aujourd’hui, il ne pourrait pas. Autant qu’il rougissait à l’idée de se l’admettre, mais il ne pouvait s’arrêter de ressasser sa rencontre avec sa patiente Sheldrick. « Juliet… » Combla le reste de ses pensées, mais il secoua la tête, indigné à l’idée d’avoir désormais développé des familiarités. Il repensait à la scène maintenant devenue obsessionnelle : ses mains contre la peau délicate de sa jambe, son regard assoupi. Ses cheveux –

Alors, en son esprit, toutes ses actions manquaient de professionnalisme. Avait-il été correct ? N’avait-il pas fait preuve d’une attitude indécente, en laissant paraître un stupide, stupide, stupide – Comment l’appeler ? Coup de cœur ? Il ne pouvait s’y résoudre. Pas lui.

Mais si. Ce n’était pas les dossiers médicaux qui avaient accaparés ses questions mentales – mais Juliet Sheldrick. Il culpabilisait d’avoir été potentiellement indécent. Il culpabilisait de ne peut-être pas l’avoir été. Sa mémoire n’en était plus une : c’était un cinéma où son imagination se laissait aller à de douces rêveries, interrompues de façon régulière par le pincement indélicat du remord. Il était incommode. Elle était belle. Il n’était pas professionnel, en pensant ainsi. Il ne la reverrait peut-être plus jamais…

Il fut déconcerté par son téléphone, qui se mit à vibrer. Reprenant de sa contenance, il poussa un soupir, avant d’en allumer l’écran. Son sourcil se releva tout seul.

Il manqua d’avoir le souffle coupé. Maintenant ? Un message ? Pourquoi ?

Il passa sa langue sur ses lèvres, ne sachant s’il devait oser répondre ou non.

Tant pis.

Il ne faisait rien de mal.

Il n’allait quand même pas la vouvoyer. Non, non, non. Il effaça le contenu de son message, réfléchit un instant. Que faire. Il avait l’impression d’être un adolescent, et de se comporter comme un enfant prit en flagrant délit de faute.

Pas de pronoms personnels. C’était déjà une victoire. Prit d’anxiété soudaine, il termina son café glacé d’une traite, et reçut un second message tout aussi rapidement.

Il ne put s’empêcher de sourire face à un tel optimisme. Il n’avait pas osé croire à un rétablissement aussi rapide lorsqu’elle était arrivée à l’hôpital local pour la première fois. Il avait entendu parler de ses efforts au centre de rééducation – elle était décidée à reprendre la course aussi rapidement que possible. Il admirait une telle détermination.

Aussi : tutoiement.

Instantanément, son téléphone vibra.

Il releva les yeux. Elle était à sa gauche, avec un verre vide à la main – et le même sourire qu’il s’était imaginé.